L’observation objective de la société conduit à la nécessité des solidarités, favoriser les mouvements en faveur de la mise en commun universelle et donc à s’opposer à son exact contraire : la privatisation universelle.
Intérêt général ou intérêt privé, telle est l’alternative dégagée dès l’Antiquité par Aristote qui établit la différence fondamentale entre la République et son seul contraire le despotisme.
Tout ce qui résiste et s’oppose à la soumission est systématiquement dénigré, alors que l’impudence des plus grosses fortunes privées, notamment des 70 premières possédant autant que les 3,5 milliards les plus pauvres de la planète est considérée comme étant l’ordre naturel des choses.
Mais désormais cette donnée caractérise la situation politique et sociale à l’échelle de la planète toute entière. Les pauvres, par instinct de survie, affrontent les pires dangers pour tenter d’échapper au sort auquel le hasard les a désignés. Personne ne les empêchera jamais de risquer la mort contre une petite chance de vivre.
Pour celles et ceux qui pensent qu’une autre perspective existe, il est prioritaire de s’attaquer aux causes des migrations, c’est-à-dire la question décisive de l’aide aux pays pauvres pour sortir de l’extrême dénuement dans lequel ils sont englués, car souvent pillés par le colonialisme.
Le principe de libre circulation
Traiter le problème migratoire actuel à partir du droit fondamental à la libre circulation des personnes serait-il le gage de l’antiracisme inattaquable d’une humanité bienveillante ? La réponse n’est pas aussi simple qu’on peut le penser, parce que nous sommes confrontés à des questions concrètes, aussi bien pour les pays qui accueillent que pour ceux dont une partie de la population tente avant tout d’émigrer.
Le principe de la libre circulation étant posé, il ne faut pas perdre de vue qu’une grande partie des émigrés qui réussit à vaincre les risques mortels d’un invraisemblable périple, vit dans des taudis, travaille dans des conditions indignes, ne peut exercer ses droits. Il faut, cela va de soi, des moyens humains et financiers pour l’accueil des migrants et, inséparablement, une politique qui les traite comme des citoyens à part entière.
Il faut être conscients que l’apport de l’immigration enrichit les pays qui reçoivent alors que le départ massif de leurs ressortissants appauvrit les pays d’origine. Ils sont souvent les plus jeunes et, plus qu’on ne le pense les plus cultivés et formés. Autrement dit, s’il faut, par principe, sans hésiter, accueillir et protéger tous ceux qui fuient les guerres ou les dictatures, au nom du droit d’asile, il ne faut pas perdre de vue que l'immigration du travail constitue une véritable saignée pour les pays pauvres.
Le rôle de l’école de la République
Les migrants d’aujourd’hui n’ont pas nécessairement envie de rester. Ils préféreraient même pouvoir vivre là où ils sont nés, ne pas partir de chez eux. Comme beaucoup mon histoire personnelle résulte de cette dimension humaine centrale.
Pour mon père, au premier quart du XXème siècle, quitter le lac de Garde, était provisoire, le temps de gagner un peu d’argent et, le plus vite possible, revenir chez lui. Etant donné qu’il n’a pas eu le choix et que son espoir d’émancipation financière reposait sur le statut de mineur de fer, il avait assez peu de chances d’atteindre son objectif. Il est donc resté, et du coup je suis français comme mes enfants et petits-enfants le sont.
Ne tournons pas autour du pot, nous devons “tendre la main” résume parfaitement notre devoir humain aujourd’hui car : “Quand on a une vie meilleure que les autres, on construit une table plus longue, pas une clôture plus haute.”
Construire l'humanité politique
C’est dans cet esprit que mes parents m’ont élevé, et que nous avons éduqué nos enfants mais l'école de la république a aussi pleinement joué son rôle. C’est dans la famille que l’apprentissage de la vie sociale commence et à l’école qu’il se poursuit. Tout peut se consolider mais aussi se brouiller et s'altérer.
La période actuelle est marquée par une réelle altération des rapports humains. Nous avons à construire l'humanité politique dans l’esprit qui animait le père dominicain, Jean Cardonnel proclamant : “Il y a un point commun entre l’insuffisance révolutionnaire des révolutions et l'enlisement religieux de la foi : c’est le manque d'humanité.” Nous sommes dangereusement enlisés dans le “manque d'humanité”, dans le chacun pour soi, dans le regard haineux porté sur l'autre, “l'étrange étranger", celui qui a eu le tort de naître du mauvais côté du Danube ou de la Méditerranée. Cet humain qui n'en est pas vraiment un, comparé aux “vrais Français”, souvent fils ou petits-fils de “macaronis” de “polacks” ou de “bougnoules”, sans oublier nos autres semblables venus du Portugal, d'Espagne et d’ailleurs !
Lors d’une discussion, avec mes petits-enfants et pour leur donner à comprendre de façon simple la situation politique actuelle, comme cela se faisait au cours des veillées d’antan, je leur ai raconté l’histoire vraie qui a fait notre monde. En substance je leur ai dit : «Aux temps lointains de la jeunesse de la Terre, on voyait paître les dinosaures herbivores que croquaient avec délectation leurs congénères carnivores tandis que se chamaillaient les autres espèces, néanmoins d'accord sur l'essentiel, à savoir que rien ne devait changer. Pendant ce temps fonçait droit sur eux tous, sans distinction d’espèces, une météorite lancée à plusieurs dizaines de milliers de kilomètres à l’heure qui allait irrémédiablement tout détruire. »
Cette métaphore et les effets cataclysmiques du télescopage d'il y a 65 millions d'années ne trouveront pas de comparaison dans la vie réelle contemporaine. Tout d'abord parce que nous avons à détourner non pas la trajectoire d’une météorite mais d’une tendance politique malsaine pouvant causer la perte de la société démocratique. C’est donc possible ! C’est à notre portée, à condition de considérer que toutes les structures anciennes, dont la mission historique était précisément d’éviter l’abîme, ont gravement failli.
Réinvestir le champ social
Au point que, par millions, ouvriers, employés, jeunes... se sont détournés, et certains abandonnés à l’abstention et à une certaine apathie revendicative. Mais un mouvement d’ampleur peut mettre au premier plan, le besoin d’une politique privilégiant l'affectation des moyens considérables dont la société dispose, au service du pouvoir d’achat, du travail, des salaires, de la santé, de l'école.
Seule cette réorientation politique peut freiner et, au final, réduire en cendres la fatalité à laquelle, à jets continus et puissants, on nous somme de nous soumettre. Si beaucoup reste à faire, réinvestir le champ social est une priorité. À tout bien considéré, seule une démarche rassembleuse permet d’en atteindre l’objectif. Il s’agit de remettre au centre les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité.
Se placer du côté du peuple, c’est promouvoir sa dignité et donc lutter pour les droits universels de tous les êtres vivants. Nous avons à faire face à une sorte d’obsession de l’identité qui étouffe sous son poids la valeur d’égalité si chère à notre nation, si chère à ce qui fonde la République. Partout en Europe, l’extrême-droite progresse et le vivre-ensemble est menacé par le chacun pour soi. Je croyais passer le temps des boucs-émissaires, il n’en est rien. Pour le moment la campagne idéologique consistant à prétendre que la racine du mal est dans “les flux migratoires” est majoritaire d’abord dans la tête des pauvres et des ouvriers abandonnés par la conscience de classe.
La cause aveuglante et pourtant invisible pour le plus grand nombre, est le règne écrasant et sans vergogne de la finance.
Ne pas composer avec l’extrême-droite
La main-d’œuvre immigrée n’est pas responsable des dures difficultés que rencontrent les salariés et ceux-ci ne sortiront pas de l’ornière en espérant contenir, et encore moins interrompre, la migration des pauvres, les réfugiés victimes des guerres et des catastrophes climatiques. Il est vital pour l’avenir immédiat du monde, de l’Europe et de la France, de ne pas céder, de ne pas composer avec l’indigne et stupide attaque de l’extrême-droite, à laquelle participe une bonne partie de la droite et, hélas, une frange de la gauche elle-même, celle qui devrait avoir la pudeur de baisser les yeux compte tenu de ses trahisons et capitulations.
Il s’agit de défendre les droits fondamentaux de l’humanité au rang desquels figurent la liberté de circulation mais aussi, et inséparablement, l’égalité des droits sociaux pour tous.
Sans en exagérer la force une idée se fraie difficilement mais réellement son chemin et selon laquelle, tant qu'il n'y aura pas de rupture nette avec le capitalisme, rien ne changera.
Rien n’est figé et la voie semble bien devoir reposer sur un pacte social avec, au cœur, l’humain. Cela implique d’opposer à la férocité du système, la sortie déterminée du néo-libéralisme et de ses mécanismes de dérégulation, de compétition sauvage entre les individus et les peuples, d’affrontement des groupes humains d’ici et d’ailleurs. La solution passe par l’extension des droits pour tous, la protection élargie, la reconnaissance de statuts salariaux stabilisés, la formation permanente, la démocratisation au travail comme dans la cité.
Et nous voilà au cœur du débat sur l’utopie. Avant tout n’est-il pas important d’apprécier l’état de ce concept dans l’esprit de nos contemporains pour relever la difficulté majeure à laquelle nous sommes confrontés ?
Le socle de la société humaine
Quand on parle de ce qui pourrait être, l’argument principal qui nous est opposé est « c’est de l’utopie » et donc n’a aucun fondement sérieux. C’est bien pour rêver mais pas pour en faire le socle de la société humaine. Très souvent même des militants de cette cause émancipatrice s’excuse en disant « c’est peut-être un peu utopique » etc …
Bref, l’utopie est une excuse alors qu’elle devrait-être le slogan revendiqué de l’action politique. Et à cette fin il s’agit d’abord de se mettre d’accord sur l’essentiel.
Il est décisif de faire front à la dégradation du tissu social, à l’insupportable logique économique qui enrichit toujours plus les plus riches en accélérant l’appauvrissement des plus pauvres. Tout le monde sait que les richesses sont de plus en plus accumulées dans de moins en moins de mains. Non ! le capitalisme néolibéral n’est pas le seul système économique possible. Nous n’y sommes pas irrémédiablement condamnés.
La vie ouvrière dans mon enfance et mes années de jeunesse était marquée par une grande austérité. C’était dur, il n’y avait vraiment rien de trop, mais un demi-siècle plus tard, je me surprends à constater l’étendue de la pauvreté. Le plus grave est qu’elle semble désormais structurelle, durable, se transmet de génération en génération, sans issue prévisible et contre laquelle plus personne n’est à l’abri. Ici et là des immeubles s’effondrent sur les pauvres que le système du fric a cantonné dans ces pièges pour miséreux.
Certes, c’est toujours à partir des plus fragiles et des bas salaires que se renforcent les nouvelles vagues de pauvres, mais les autres, ceux qui jusque-là gagnaient plutôt bien leur vie, il suffit de la perte d’un travail, même de courte durée et c’est le toboggan vers l’abîme.
Tout le monde est menacé
Les couches moyennes sont désormais frappées par la précarité et entrent dans l’antichambre de la pauvreté dont elles se croyaient épargnées. La pauvreté n’est plus du tout un phénomène marginal. Tout le monde est menacé et tout l’équilibre social s’en trouve ébranlé. Si nous nous abandonnons au chacun pour soi, alors s’installera une culture de l’indifférence face au malheur des autres.
La pauvreté, c’est d’abord une question de revenus insuffisants pour vivre décemment, mais ce sont aussi les impasses qui se dressent de plus en plus nombreuses devant la personne frappée : le mal logement jusqu’à la rue avec femme et enfants, la maladie parce que le pauvre ne peut plus se soigner et devient souvent contagieux. En grand nombre, des gens peuvent devenir pauvres très rapidement, et il leur faut beaucoup de temps pour éventuellement ressortir du puits sombre et cruel de l’exclusion. Pour autant, si la société se paupérise, cela ne veut pas dire qu’elle est pauvre. Le nombre des pauvres est en augmentation mais le nombre des riches est lui aussi en augmentation. En très forte augmentation même.
Dans un effrayant paradoxe, la France compte 9 millions de pauvres et détient le record d’Europe du nombre des millionnaires. Nous sommes un pays qui se paupérise alors que sa richesse a augmenté. Si je regarde objectivement ma vie militante, le bilan est sans appel : la gauche, ma famille politique, n’a pas bien su comprendre et traiter l’aspect global du problème de la pauvreté et des conséquences de son émergence massive dans les sociétés développées.
Cinquante ans après les rêves de Mai 68, il faut, plus que jamais, donner une perspective pour sortir de la pauvreté et placer au cœur de la riposte, les pauvres eux-mêmes. Ce qui n’est pas gagné.
De la commune à la planète
Il faudra bien, et le plus tôt sera le mieux, considérer que les pauvres ont des objectifs spécifiques qui ne sont pas les mêmes que ceux du mouvement social traditionnel. Ce ne sont pas les mêmes formes de combat car pour ces catégories ne se pose pas la défense des acquis sociaux mais les moyens de la survie.
Tel est, me semble-t-il, le sujet de réflexion et les décisions concrètes à travailler par les forces qui ambitionnent de diriger la société dans l’intérêt de l’humanité. Il est urgent d’arrêter de tirer à hue et à dia. Il est temps de jeter aux orties ce qui est dépassé et contre-productif. Il est temps que tous ceux qui veulent s’engager dans la transition écologique le fassent sans arrière-pensée. Honnêtement, sincèrement.
L’objectif est de rassembler le peuple, de rassembler l'humanité, de la commune à la planète tout entière en s’appuyant sur une aspiration universelle exprimée partout et sous toutes les formes : pour être bien dans sa vie, il faut simplement pouvoir suffisamment manger et boire sainement, avoir un toit et un environnement sain, de l’air et de l’eau non pollués, aller et venir où bon nous semble, s’exprimer en toute liberté, exercer un métier qui nous plaît, aimer et rêver.
Pour tout cela, n’en déplaise à M. Macron, il n’est pas nécessaire, pour un jeune, de devenir milliardaire.
Ce qu’est l’utopie
Utopie ? Eh bien OUI ! Alors expliquons d’abord ce qu’est l’utopie.
Le mot a été inventé par Thomas More, qui a été la référence absolue en matière de morale et de politique. Sujet de sa majesté le Roi d’Angleterre il publie en 1516 “l’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement” qui se présente en deux parties :
La première est une critique des ambitions princières, de la guerre, de la vie de cour, des lois injustes, de la pauvreté, c’est-à-dire de la chrétienté du début du XVIe siècle.
La seconde décrit la vie des habitants d’une île imaginaire appelée Utopie, ce qui, en grec, signifie “nulle part”.
La société d’Utopie ne connaît pas la propriété privée : en ce sens, on peut dire que c’est une société communiste. Tous les hommes sont égaux, et les femmes sont censées être traitées comme les hommes. Les familles vivent au sein de clans, dirigés par le plus vieux des hommes, à moins qu’il ne soit sénile.
Chacune des villes est administrée par un conseil élu, tandis qu’un Sénat dirige l’île. Les affaires politiques sont traitées par discussion publique. Les Utopiens n’ont pas de religion spécifique et leurs lois interdisent de persécuter les individus pour des motifs religieux.
Ce que défend “L’Utopie”, c’est l’ouverture d’esprit, l’aptitude à l’expérimentation et à la discussion pour améliorer la société.
Plus que toute institution nouvelle, c’est un état d’esprit que propose Thomas More. Ne sommes-nous pas, cinq siècles plus tard, toujours face au défi de Thomas More ?
L’utopie partagée
Ceux qui le pensent ont devant eux un chantier exaltant à entreprendre. Les autres cèdent pour l’instant aux vieilles lunes régulièrement ripolinées par les faux modernes, visant à leur faire croire que le vieux monde, combattu avec détermination, est en passe d’être mis au tombeau.
Pour preuve voyez “l’audace” des politiques mises en œuvre depuis des décennies dans une inflexible régularité toujours au détriment des moins chanceux et en faveur de ceux qui ont déjà tout, jusqu’au superflu. Cela ne laisse-t-il pas pantois ?
En vérité, regarder le marigot dans lequel barbotent les turpitudes des gouvernants de pacotille qui se succèdent peut suffire à insuffler un inébranlable espoir au plus résigné des pessimistes.
L’utopie partagée est le ressort de l’Histoire car si on rêve seul, ce n’est qu’un rêve, mais lorsqu’on rêve à plusieurs, c’est déjà une réalité.
Le futur appartient à ceux qui croient en la beauté de leurs rêves.
Alain AMICABILE
Extrait "Le Colibri" #36 daté janvier 2024
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